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Gustave Geffroy : La Bretagne

 

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Gustave Geffroy : La Bretagne. 1905

" C'est alors, comme par le chemin qui conduit à Crozon, un beau paysage frais et lavé, et tout ce qui annonce l'approche de l'océan, les sentiers de sable blanc, les herbes sèches, les petits pavots bleus, les traînées de goémon. Le bourg est sur la hauteur. des maisons encadrant régulièrement une grande place plantée d'arbres. Le sol aux alentours est à peu près inculte : on ne voit guère, dans le paysage dénudé, que quelque menhir, ou des moulins à vent qui tournent, ce qui suppose tout de même blé de froment, blé noir, seigle ou orge. L'activité est sur la mer, l'espoir de gagner sa vie est confié aux hasards de la pêche à la sardine, et l'on sait que cet espoir est trop souvent trompé. A part l'église où je vois un beau retable, il n'y a pas de monuments et de curiosités à chercher ici. Cette église est placée sous l'invocation de saint Maurice, qui a ses ossements dans un reliquaire en vermeil, et le retable représente son martyre, saint Maurice, chef de la légion thébaine, ayant préféré le supplice à l'abjuration. J'admire l'œuvre, qui est des mieux composées, qui met en scène le courage et la mort du chef et de ses soldats, et je sors assez vite.

Menhir à Crozon

Il y a des jours où la recherche des sculptures, ciselures, peintures, est malvenue, s'impose comme un travail harassant, toujours le même et toujours à recommencer. C'est un sentiment tout à fait injuste, né de la fatigue, et cela signifie seulement qu'il faut être en bonne disposition pour goûter pleinement les œuvres d'art. Mais le voyageur n'a pas à cacher son état d'esprit, et j'avoue qu'aujourd'hui, plutôt que d'étudier par le détail les faits et gestes du chef de la légion thébaine, je préfère passer les instants de mon repos dans le jardin attenant à l'hôtel où je suis descendu. Voilà une merveille réconfortante qu'un jardin de ce genre. On peut y rester solitaire, on se sent environné de vie, on la voit sourdre et croître de toutes parts, avec les beaux feuillages des légumes, les épanouissements des fleurs visitées par les abeilles. Chaque carré, ici, est un monde de formes et de couleurs, un monde intime, secret et parfait, qui a sa logique et son unité. Tout est humble et joli, il y a de beaux massifs, des allées ombragées, et le vent frais de la mer passe à travers ce décor, lie et délie les branches, caresse les fleurs, donne une légère palpitation à toutes choses. Je sors. C'est un dimanche, je rencontre quelque vieux marin en retraite, j'aperçois les hautes coiffes, en forme de hennin, des jours de cérémonie, et des petites coiffes aussi.

La mer, maintenant, me sollicite, mais j'avoue qu'en y allant, par une assez jolie route, il m'arrive de regretter le jardin paisible. Je tombe, en effet, rapidement, en plein parisianisme, la maison genre «environs de Paris» remplaçant subitement les graves et harmonieuses bâtisses du pays. Sur le seuil de ces portes où grimace déjà l'« art nouveau », je dois m'attendre à voir apparaître les physionomies connues du Tout-Paris des premières, et même des répétitions générales, et, en effet, je crois distinguer sur le perron d'un castel les physionomies d'artistes en quête d'un pays à découvrir, de ceux à qui le franc-comtois Courbet demandait s'ils n'avaient pas de pays.

Ici, il y a, en effet, un pays à découvrir, comme il y en a partout, pour ceux qui savent voir.

La plage est délicieuse de blancheur, de fraîcheur. Au sortir des terres noires, des verdures sombres, c'est un éblouissement que ces grèves de sable fin, brodées de l'écume de la vague, et cette mer douce et tendre.

Le soleil monte à l'horizon, c'est le matin.

Malgré les maisons parisiennes, on est loin, bien loin de la cité. Les caps avancent leurs pointes dans l'immensité du large, vous donnent brusquement la sensation d'être au bout du monde. Le ciel est lumineux, la mer bleue, et les grottes rouges. Je vais en barque vers les grottes. Les marins experts savent y pénétrer, contourner tous les recoins de ces hautes et spacieuses cavernes. Sous les immenses voûtes de granit, on ne peut s'empêcher d'évoquer les siècles, des siècles à l'infini. Les grottes semblent là depuis toujours, rien d'elles ne parait avoir bougé. Dans leur dure immobilité, dans leur silence que trouble seul le clapotis de l'eau, qu'ont-elles vu? qu'ont-elles entendu ? Quel héros mythologique ont-elles abrité? Quelles Angéliques gardées par des monstres, délivrées par des Rogers ? Quels animaux fantastiques des mers ont-elles cachés ? Elles sont des palais féeriques, parés de toute la richesse, de toute la splendeur de la matière. Le jade, l'onyx, la turquoise, le lapis, en blocs, en coulées, font l'édifice. L'émanation des sels marins donne aux parois une continuelle patine de pierres précieuses. L'eau rigide, comme un dur miroir, reflète ces murailles sombres et éclatantes. L'homme du pays a donné un nom à tous ces creux, à toutes ces formes où se convulse et se sculpte la nature. Ici, c'est l'Autel, là c'est la Statue, plus loin le Lion tout en or, et encore des quartiers d'animaux éventrés, sanguinolents et bleuis. Le guide récite sa leçon comme un gardien de musée, il dit les profondeurs, les couloirs, les communications lointaines avec les grottes terrestres. Il fait résonner les échos, les visiteurs s'en vont satisfaits.

J'entre dans la grotte Sainte-Marine, la grotte de la Cheminée du Diable, la grotte des Cormorans, la grotte de l'Autel. La barque sort de la dernière grotte, revient à la lumière, reprend la mer, traverse la baie jusqu'à la petite cale où l'on débarque. Le soleil plane juste au-dessus de nos tètes. C'est midi, l'heure
de gagner l'hôtel. L'hôtesse de cet hôtel a des concurrents, tient bien sa maison et sa table. « Qu'avons-nous à manger, bonne hôtesse? — Des homards à l'américaine. » La nappe est blanche, mais voilà du monde, beaucoup de monde pour y faire des taches.

Ils entrent. Elles entrent. Tous Parisiens. C'est moi le Breton.

On parle. Le ciel ne s'appelle plus ciel. C'est un Boudin. Les grottes et les falaises s'appellent des Monet, la mer un Turner, les arbres des Corot, les paysans des Millet, les autres gens des Raffaëlli, les fruits des Cézanne, l'hôtesse un Bonvin. Puis enhardis, tous à la fin comparent la grande nature à leurs petits tableautins, leurs dames prennent des poses de naïades, et si l'on n'était pas entre concurrents, chacun dirait ce qu'il pense : « Ça, c'est un Moi ! » Le soleil descend à l'horizon. C'est le soir. Sur la plage se promène en ribambelles le Tout-Paris breton des vernissages.

 

Je rentre pour lire dans quelques bouquins l'histoire de Crozon. Toute cette presqu'île faisait jadis partie d'une terre, dite de Rivoalen, qui après avoir appartenu, au Ve siècle, à un chef breton, passa successivement aux maisons de Cornouailles, de Léon, de Rosmadec, du Han, de la Porte d'Artois, de Rousselet, de Châteaurenault et d'Estaing. D'après M. Paul de Courcv, le seigneur de Crozon « avait le droit, du 1er janvier au 1er mars, de choisir un jour, en l'indiquant une semaine à l'avance, et d'aller, accompagné de six gentilshommes, de six domestiques, de six braques, de six lévriers, de six faucons, chasser sur les terres de Lezuzan, en Dirinon, près de Daoulas. Le jour de son arrivée, il devait être nourri, logé, chauffé de bois sec et non fumant, ainsi que sa nombreuse compagnie. Le lendemain, si pendant la chasse le seigneur de Crozon rencontrait quelques gentilshommes, il pouvait les mener dîner avec lui chez le seigneur de Lezuzan, en jurant qu'ils les avait rencontrés « par hasard, sans dol ni fraude. » J'apprends encore qu'à la fin de l'ancien régime tous les droits du seigneur de Crozon furent convertis en une rente annuelle de 22 écus. Je laisse là ces histoires dévies simples, ordonnées, avaricieuses; je m'endors, et le lendemain, au matin, je commence le tour de la presqu'île.

Je marche par les sentiers vers l'anse du Fret. Puis en voiture pour Roscanvel. où je viens pour la seconde fois. Je ne puis oublier l'aventure qui m'est advenue en ce village de Roscanvel. La première fois, débarqué du bateau de Brest avec un ami, et tombant au milieu du pardon, fête foraine, danses, buveries en plein air, un paysan ivre s'attachait bientôt à nos pas d'un air soupçonneux. Partout nous retrouvions fixé sur nous son regard oblique. Nous étions obligés de constater un certain mouvement dans la foule, des allées et venues, et un cercle se formait autour de nous. Mon camarade, grand, à moustaches blondes, et qui était Alsacien, pouvait, à la rigueur, être pris pour un Allemand. Mais non : les chuchotements, que nous finissons par entendre, le désignent comme un Anglais, et pour moi, mes compatriotes, mes frères de race. se refusent à me reconnaître pour l'un des leurs. Enfin, nous sommes interpellés, et le paysan ivre nous accuse avec véhémence d'être venus dans la presqu'île pour relever le plan du fort de Quélern : nous avions, je crois bien, demandé notre chemin et prononcé le nom de Quélern. D'autres paysans viennent à la rescousse. Ceux-là nous avaient vu dessiner. Les femmes en coiffes blanches se taisent, peureuses et consternées. Dans ces populations, le souvenir de l'Anglais est resté vivace. et les bonnes gens, séparés à peine par deux générations des événements de guerre, de sièges, de batailles sur l'eau, croient que le même débarquement, dont le récit leur vient de leur bisaïeul, est toujours sur le point de se faire. La tentative des Anglais, en 1694, est restée dans leur mémoire confuse, sans qu'ils sachent exactement à quel moment et dans quelles conditions le coup de force s'est produit. 

Ils savent seulement que les vaisseaux anglais ont été repoussés, mais ils croient qu'ils vont revenir et que deux promeneurs hypocrites peuvent tout à coup monter sur un rocher, agiter un mouchoir, donner un signal, pour que des vaisseaux de haut bord réapparaissent à l'horizon, avec toutes leurs pièces braquées aux sabords, prêtes à faire feu et à foudroyer les danses du pardon. Il est bien difficile d'entrer en explications avec un laboureur qui ajoute l'ivresse du dimanche à la mentalité que je viens de dire. Certains drames de l'histoire ont pour point de départ des méprises et des impossibilités de ce genre. S'il y avait eu cent individus à nous accabler de leur témoignage, que dis-je? cent ! vingt et même dix auraient suffi pour exciter, allumer, mettre en feu et en fureur toute cette foule, et nous pouvions fort bien, l'Alsacien et le Breton, être jetés à la mer comme Anglais, et être assommés à coups de pierres si nous nous étions permis de surnager. Heureusement, un incident burlesque vint tout terminer. Impatientés par les interpellations et les rabâchages de notre homme, qui nous harcelait de questions, et par la venue perpétuelle de nouveaux curieux, prêts à se transformer en juges, nous demandons à parler au maire, et celui-ci vient enfin. C'est un homme de mine sérieuse, vêtu de drap noir et qui ne paraît pas surexcité comme notre accusateur. Il écoute sans mot dire, nous interroge sans malveillance, et à celui-là nous déclinons nos noms, professions, demeures. C'est alors que notre ennemi, triomphalement, s'écrie : « Ah ! vous êtes de Paris. Eh bien! moi, je connais Paris, j'y ai été l'année de l'Exposition. Dites-moi donc quelle boutique est à tel numéro, faubourg Saint-Martin. » Moitié riant, moitié bourru, je lui réponds : « Parbleu! il y a un marchand de vins! » « C'est vrai! », dit notre homme stupéfait, et qui perd aussitôt de son assurance. S'il y avait eu un boulanger, on nous dirigeait peut-être sur les prisons de Brest. Mais devant la véracité de notre propos, le dénonciateur s'effondre, on nous laisse aller. Nous n'étions pas au bout de nos peines, car pendant tous ces palabres où nous nous faisions l'effet de vouloir convaincre et amadouer des sauvages, le bateau qui nous avait amenés était parti sans nous. 

Nous voilà forcés de rester dans ce pays inhospitalier, ou de filer sur Camaret. C'est ce dernier parti le plus sage, et nous nous mettons en route. Mais une pluie véritablement torrentielle, diluvienne, nous oblige à rebrousser chemin au plus vite, et à regagner Roscanvel, trempés comme si nous étions tombés à la mer, mouillés jusqu'à la chemise et la peau, de l'eau plein nos souliers. A Roscanvel, toutes les auberges sont pleines, l'ivresse et le tumulte retentissent par toutes les fenêtres, mêlés au fracas de la pluie et aux explosions de l'orage. Nous finissons par trouver un abri chez un savetier où nous nous séchons comme nous pouvons, où nous faisons cuire des œufs à la coque, et où nous nous couchons dans une chambre pleine de vieux cuirs, d'une telle odeur insupportable que nous devons ouvrir la fenêtre pour respirer plutôt l'odeur de l'averse qui tombe toute la nuit. Le lendemain, au petit jour, nous sommes vite dehors, et nous nous mettons en route, munis de ces excellents souvenirs de voyage, que je suis seul à évoquer aujourd'hui, car mon camarade Sutter Laumann est mort depuis. Nous avons souvent ri de l'aventure, et même je crois bien que nous avons commencé à en rire chez le bon savetier de Roscanvel, en avalant nos œufs à la coque.

Cette fois, Roscanvel est paisible. Aucun drame dans l'air. La place est déserte, les chemins ombragés de verdure sont frais et jolis. Le vent de mer souffle doucement. Il fait bon, cette fois, aller à Camaret, et je regrette que mon ancien compagnon de route n'ait pas eu cette revanche. Camaret est une de ces émouvantes petites villes dont l'alignement de maisons blanches semble une barrière aux flots. Ici, tout est vaste, tout est grandiose. Les mouvements de terrain qui descendent vers la mer sont d'une ampleur incomparable. La mer se déroule jusqu'à l'horizon, enflée avec une force, une majesté, qu'on ne voit pas ailleurs. C'est le dessin des côtes, c'est l'avancée hardie de la presqu'île, c'est l'absence de toute terre devant soi, qui donnent une telle grandeur à ce paysage de mer. Ce paysage est terrible à la mauvaise saison, abondant en naufrages, et il est toujours fatal et inquiétant pour les gens des côtes qui doivent y chercher leur subsistance. A Camaret, comme dans tous les ports de l'Océan, à Douarnenez, à Audierne, à Concarneau, le problème de l'existence se pose de la façon la plus nette et la plus violente. II est impossible de vivre quelques jours au bord de la mer de Bretagne, passant d'un village de pêcheurs à un autre village, sans être immédiatement frappé par le spectacle du triste labeur et de la misère sans remède des habitants. Plus que la beauté des paysages, plus que le hardi et grandiose dessin des falaises surplombantes, plus que la lumière lointaine des horizons, le souple, délicieux ou colère mouvement des lames, plus que tout cela, la silhouette de l'être humain qui peine, inquiètement et désespérément, prend l'attention de l'œil et du cerveau. Môme le paysage est changé par ces êtres qui le traversent. La douceur des verdures, la parure des bruyères et des ajoncs, la couleur de l'eau, tout ce qui est grâce tranquille et force imposante, brusquement prend une attitude d'impassibilité, d'ironie, devient le décor moqueur où s'essaient des volontés insuffisantes, des efforts inutiles.

Grotte de Morgat à marée basse

Sans prétendre à la gravité et au renseigné des travaux d'économie sociale, ces pages de voyage ne doivent pas se lasser de relater des défectuosités d'existence et des tristesses de civilisation. Il suffit de voir de ses yeux, d'entendre de ses oreilles, de regarder des attitudes, de recueillir des conversations. Fins d'automne agitées de vents, commencements d'hiver, froids printemps, presque toutes les saisons sont dures pour ceux qui vivent des flots, qui ont leur existence subordonnée aux agglomérations des nuages, aux directions du vent. On ne peut pas sortir tous les jours, profiter des passages de poissons : on y laisserait sa barque et sa vie. Il y a déjà des incertitudes aux départs, quand le temps paraît le mieux fixé, que la brise favorable semble promise. On ne sait jamais si une tache noire ne se formera pas dans le bleu du ciel, envahissant peu à peu l'espace, si la calme atmosphère ne sera pas traversée par une fureur subite, si la régularité des vagues ne se transformera pas en assauts démesurés contre la barque joyeuse brusquement flottante comme un cercueil.

Si le mauvais temps se prolonge, et que le marin reste à terre, il suffit de le rencontrer pour avoir la sensation de sa pénurie et de l'inutilité de son courage. Dans sa face hâlée, ses yeux bleus avouent la lassitude. Son tricot et sa vareuse en haillons témoignent, par leurs pièces, leurs coutures et leurs reprises, d'années de service nombreuses et fatigantes. L'homme se promène, désœuvré, ou accomplit, quand il le trouve, un travail d'occasion. Il mange des mûres au long des haies, il ramasse du bois mort.

Quand les bateaux sortent, le pêcheur a sa part de gain. Mais quel gain! On peut faire des enquêtes, on apprend que la moitié des bénéfices est au propriétaire de la barque, que les hommes se partagent l'autre moitié, et que, par une singulière anomalie, pour la sardine, par exemple, les prix baissaient en même temps que les passages devenaient plus rares. Paris ne sait pas au prix de quels labeurs, de quelles luttes héroïques ces humbles et rudes compagnons lui font tous les jours sa table servie. Ils ont leurs tares et leurs vices, dira-t-on, et l'alcool vient, chez trop d'entre eux, aggraver la misère. Ce sont, en effet, des hommes comme les autres hommes.

De la pointe de Toulinguet, en suivant la côte, on est vite en vue des Tas-de-Pois, rocs dressés dans la mer et toujours couverts du bouillonnement de l'écume. Je les ai vus en barque, je les aborde aussi de la côte. Ils sont, de toutes façons, de l'aspect le plus monumental, le plus farouche, avec leurs couloirs d'eau bouillonnante où se rue la mer, leurs flancs crevassés, usés, corrodés par le soleil et la pluie, le vent et la tempête. Et c'est charmant et réconfortant de voir, sur la plate-forme de l'un de ces blocs, en face de la mer rugissante, la petite maison blanche, le mât et l'appareil des signaux du sémaphore. Rien ne parle mieux de sécurité, ne donne mieux confiance que cette affirmation de la présence de l'homme. C'est bien peu de chose pourtant, que cette humble maisonnette tapie au sommet de la falaise. C'est bien peu de chose en face des éléments qui font rage, du vent furieux qui accourt, qui emporte tout, qui soufflette la mer et la terre, qui arrache les arbres et disloque les pierres. C'est bien peu de chose devant la mer qui peut tout à coup, sous les assauts du vent, se déchaîner à son tour, se jeter encore une fois sur la côte, recommencer son travail de destruction. Un dernier effort, une lézarde qui se creuse, un morceau de roc enlevé, et tout peut s'écrouler. Qu'importe ! Cette prise de possession du sol et de l'espace par la maison et les signaux du sémaphore est rassurante. Ce faible mât, ces cordages, ces fils, cette frêle précision en face clé l'abîme des eaux et de l'air, image de l'infini monstrueux, c'est au moins une prévoyance et un secours. Ici, on conjure les désastres, on avertit, on réconforte. Le bateau perdu au loin voit la tache blanche de la petite maison, il entend le langage muet qui lui est parlé, il évite l'écueil et cherche le port. Je ne puis résister au désir de monter là-haut, et je ne regrette pas ma peine. La vue sur l'océan est splendide, et l'impression de bon refuge reste entière. On comprend très bien que l'on puisse vivre sur ce rocher. La maison aux murs épais est solide à pouvoir défier les tempêtes. Il y a de bons contrevents aux fenêtres. On est là comme en pleine mer; mais avec du feu l'hiver et quelque bon livre à lire, comme le Plutarque à tranches rouges lu par Alphonse Daudet au phare des îles Sanguinaires, la vie est encore acceptable. Et puis, la mer n'a pas que des bourrasques et des fureurs, elle a aussi des grâces et des sourires, et l'on est bien placé ici pour les connaître. Quelle joie d'ouvrir sa fenêtre sur cette solitude mouvante!

Les rochers les plus étranges, les plus formidables, se montrent après que l'on a franchi l'anse de Dinant. C'est le « Château de Dinant », en avant des falaises déchiquetées, ravagées, creusées de profondes anfractuosités, qui sont le Boudoir de la Sirène, les grottes des Korrigans, la salle des Géants. Le « château » se dresse comme une ancienne forteresse, avec tours, créneaux, meurtrières, courtines, reposant sur des assises semblables à des fondations. Voici des salles à demi détruites, voici un pont de deux arches resté intact. C'est la lame qui a fait œuvre d'architecture, qui a creusé le bloc, percé des fenêtres, ouvert des portes, façonné la ruine. Le spectacle est encore plus saisissant de la mer, si l'on passe en bateau, contournant ces murailles, errant sous ces arches, par ce dédale de pierre.

 

Les rochers du château de Dinant

La désolation ne fait que s'accroître, de grandes étendues rases, des falaises aux sommets sablonneux, des pentes raides de rochers tombant à la mer, de nombreux moulins à vent, de rares villages perdus au creux des ondulations de terrain, parmi les landes et les pierres. Si l'on tire vers l'est, c'est, tout près de Morgat, le hameau de Kermel et l'alignement druidique de Kercolléoc'h, d'où l'on voit la vaste baie de Douarnenez, dominée par le Méné-IIom, c'est la chapelle Saint-Herbot, avoisinée d'un tumulus, et c'est le village et le dolmen de Rostudel. La terre finit là, tombe d'une hauteur de cent mètres dans la mer. Je suis au cap de la Chèvre, qui commande de ce côté la large entrée de la baie de Douarnenez. De l'autre côté, c'est la pointe du Raz. Par un mauvais temps, à ce cap de la Chèvre, la mer est terrible. Elle arrive d'une force à laquelle rien ne peut résister, les énormes lames se chevauchent les unes les autres. Le ciel menace comme l'océan. La côte aux longues avancées devient noire au-dessus de l'eau livide. Il n'est pas de paysage plus grave et plus désolé.

 

Le Sillon des Anglais, près Landévennec

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