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Furrina

page ouverte le 06.05.2006 dernière mise à jour 05/05/2006 22:37:30

* Dumézil :

Les puits

FVRRINALIA

 

"L'agronome Palladius prescrit, pour le temps de la Canicule, deux sortes d'opérations hydrauliques : d'une part l'établissement des dérivations que couvrent religieusement, on vient de le voir, les Neptunalia mêmes (23 juillet); d'autre part la recherche des eaux souterraines et le forage des puits. Il y a des raisons de penser que l'énigmatique déesse Furrina, dont la fête (25 juillet) occupe le premier jour impair après celle de Neptune, a pour province les eaux souterraines et leur utilisation par puits. L'effacement de la déesse s'expliquerait par l'extension précoce du domaine de Neptune à toutes les eaux, de fond comme de surface.

A l'époque historique, les eaux internes et les puits qui les exploitent, au même titre que les sources naturelles, relèvent de la compétence de Neptune (1). Mais de même que, pour ces dernières, il a un coadjuteur spécialisé, Fons (Fontinus), nous pouvons nous attendre à le voir, dans ce nouvel office, doublé d'un auxiliaire. Considérons d'abord les realia, le premier travail saisonnier que Palladius décrit dans son programme d'août avec un développement qui remplit plus de la moitié du chapitre (9, 8-II).

Nunc, si deerit aqua, eam quaerere ac uestigare debebis : « C'est à ce moment, si l'eau fait défaut, qu'on devra la chercher et la localiser. » II s'agit bien entendu de l'eau qu'on ne voit pas parce qu'elle se cache sous le sol. Parfois pourtant, elle se laisse observer directement : si, avant le lever du soleil, on se couche à plat ventre, le menton à terre et la tête tournée vers l'est, et qu'on voit un brouillard léger et vibrant monter et se redéposer comme de la rosée, il suffit de prendre un repère fixe, souche ou arbre, dans le paysage : on peut être sûr que l'endroit, même sec en apparence, recèle de l'eau (aquam latere). Mais la quantité et la qualité de l'eau ainsi découverte dépendront bien entendu de la nature du terrain : craie, sable plus ou moins fin, gravier, roche noire ou rouge. On se souviendra aussi que c'est au pied des hauteurs et dans les roches siliceuses que les eaux sont abondantes, fraîches et salubres, alors que, en terrain plat, elles sont jaunâtres, lourdes, tièdes et de mauvais goût, à moins que, là même, elles ne proviennent d'un lieu plus élevé.

D'autres fois, sans que l'eau souterraine se manifeste par aucune humidité superficielle, l'existence peut en être déduite à coup sûr de la présence de plantes -  jonc, saule, aulne, roseau, lierre, etc. - qui ne croissent qu'en terrain mouillé :

        " L'endroit étant ainsi à peu près délimité, on le précisera par un des procédés suivants. On creusera dans la terre un trou large de trois pieds, profond de cinq, et, juste avant le coucher du soleil, on déposera sur le fond un vase de cuivre ou de plomb bien propre, graissé au-dedans, l'ouverture tournée vers le bas, puis on fermera le trou par une claie tissue de baguettes et de feuillages que l'on couvrira de terre sans laisser aucun intervalle. Si, le lendemain, en découvrant le trou, on constate que l'intérieur du vase suinte ou fait des gouttes, la présence de l'eau est assurée. On pourra remplacer le vase métallique par un vase de terre sèche non cuite et, le lendemain, observer s'il a été dissous par l'humidité; par une touffe de laine et, le lendemain, observer si elle rend de l'eau quand on la serre ; par une lampe à huile bien pleine, allumée, et, le lendemain, observer si la flamme est éteinte sans que l'huile soit épuisée. Enfin on pourra aussi bien allumer un foyer dans le trou et observer si, la terre s'échauffant, de la vapeur se mélange à la fumée du feu. Chacun de ces signes garantira qu'on est bien au-dessus d'une ou de plusieurs nappes d'eau. Il ne reste alors qu'à creuser un puits pour l'atteindre et, s'il y en a plusieurs, les faire communiquer".

L'auteur s'étend longuement (chap. 9) sur les risques de suffocation que les exhalaisons de soufre, d'alun, de goudron peuvent faire courir aux terrassiers et sur les précautions - ouverture de fenêtres latérales et de conduits d'évacuation des miasmes - qu'elles imposent. Puis :

          " II faut creuser le puits en cylindre, avec un diamètre de huit pieds, sur lesquels deux seront pris par la maçonnerie. Cette maçonnerie sera constituée soit de tuf, soit de silex et renforcéepar une armature continue de barres de bois. Si, pendant qu'on creuse, la terre, de consistance trop friable, ne tient pas, ou si l'humidité la délaie, on la refoulera de tous côtés en dressant verticalement des planches maintenues par des barres de bois transversales. Ainsi les ouvriers ne seront pas exposés à être pris sous un éboulement".

Viennent ensuite quelques moyens de probatio, de contrôle de l'eau obtenue (chap. 10) : qu'elle ne fasse pas de tache ni de dépôt dans un vase propre, qu'elle cuise rapidement les légumes, qu'aucune impureté n'en trouble la transparence. Puis :

          " S'il s'agit d'établir des puits sur une hauteur, on peut leur donner l'apparence et l'usage des sources, à condition que la configuration de la plaine basse qu'ils surplombent le permette, en ouvrant un goulet sous la terre, au bas de la hauteur, jusqu'à la nappe d'eau".

Tel est le premier des deux « travaux d'eau » - l'autre étant l'établissement des dérivations - que Palladius prescrit minutieusement, casuistiquement, pour la période de chaleur qu'ouvrent les Neptunalia et pendant laquelle les eaux de surface sont déficientes. Cet enchaînement des travaux et des jours engage à rattacher le creusement des puits à la dernière des feriae statiuae de juillet qui, sept jours avant les calendes d'août, suit immédiatement les feriae de Neptune et dont la bénéficiaire divine, Furrina - c'est tout ce qu'on sait directement d'elle - avait, sur le tard, produit « les nymphes » Furrinae.(2) Quelques circonstances recommandent cet ajustement des deux données incomplètes que le temps rapproche : un travail d'eau sans patronage divin connu, une divinité des eaux de spécialité inconnue.

I. On note un parallélisme extérieur entre Furrina et Fons, le dieu des sources. Outre qu'ils ont tous deux un lieu de culte au-delà du Tibre, sur le Janicule (ara Fontis, proche du sepulcrum Numae, Cicéron, De leg., 2, 56), la même oscillation se remarque pour tous les deux entre le singulier et le pluriel. Cette particularité se justifie bien, pour Fons et les Fontes (3)2, par le fait que la chose précise que Fons désigne, la source, se présente souvent dans la nature en groupe sur une portion de terrain peu étendue. Elle se justifie par la même raison, pour Furrina et les nymphes Furrinae, si l'objet patronné est le puits. On comparera aussi les dédicaces doubles Fontibus et Nymphis (CIL., VI, 166; VII, 171).

2. Le dernier des cas prévus par l'agronome pour le creusement des puits est celui du puits fait in alto, à flanc de hauteur, « quand la plaine située en contrebas le permet ». Si, au premier jour férié qui suit les Neptunalia, les Furrinalia (feriae Furrinales) concernent la confection des puits de tout type et en particulier de celui-là, on comprend mieux encore que l'histoire du débordement du lac Albain, mythe des Neptunalia, se poursuive non seulement par l'établissement de dérivations, mais aussi par le percement du tunnel qui, sous la montagne, atteint le lac un peu au-dessous de sa surface normale : c'est bien une espèce de puits-source (possunt uice fontis exire, dit Palladius des puits in alto) que les ingénieurs de Rome substituent, pour une utilisation régulière, à la crue monstrueuse qui avait d'abord franchi (Denys, Plutarque, etc.) ou menaçait de franchir (Tite-Live) le haut pourtour du cratère.

3. La localisation des deux sanctuaires connus de Furrina, à Rome et à Arpinum, s'accorde bien avec cette interprétation. Celui de Rome, à la place où apparaîtront plus tard les nymphes Forrinae, est sur un flanc du Janicule (lucus Furinae : Cicéron, De nat. deor., 3, 46; Plutarque, C. Gracchus, 17, 2); or ce sont les puits ouverts sur les hauteurs ou à mi-hauteur (aqua putealis collina) qui sont réputés donner les meilleures eaux (inférieures seulement aux eaux de pluie et aux eaux de cascades, Columelle, I, 5, 2). L'eau est aussi attestée près du sanctuaire d'Arpinum, puisqu'il y a dans le voisinage immédiat un petit pont, ponticulus, et là aussi, le lieu semble répondre à l'exigence que les eaux ne soient pas prises infima ualle : le chemin qui aboutit au petit pont est en forte pente, ualde acclinis; nous avons ces précisions grâce à l'excursion que Cicéron fit dans la région, aux Ides de septembre, après une Canicule extraordinairement chaude (magnis caloribus, non enim meminimus maiores), et grâce à la lettre qu'il écrivit aussitôt à son frère (Ad Qu.frat., 3, i) : comme on pouvait s'y attendre, les eaux, l'agrément et l'aménagement des eaux tiennent une grande place dans ce rapport, formant un contexte où une protectrice des puits serait à l'aise.

4. Cette interprétation fournit enfin une explication simple du nom de Furrina(4). Le nom romain du puits, puteus, n'a pas d'étymologie certaine, ne rencontre pas en tout cas de terme apparenté dans les langues italiques non plus que dans aucune autre langue indo-européenne; peut-être est-il un terme technique, religieux (qu'on songe à puteal), qui aura été substitué à un mot plus ancien.

S'il n'y a pas d'appellatif indo-européen de la source ni du puits, beaucoup des langues de la famille utilisent cependant pour nommer l'une ou l'autre des termes dérivés d'une même racine suffixée en w : *bhr-u-n-, aussi bien en germanique (got. brunna, « source », etc.) qu'en celtique (v.irl. tipra.« source », sans doute de *to-aith-brewant-), rappelle sansc. bhurvân « mouvement des eaux ». Une forme particulièrement archaïque s'est maintenue dans gr. < prear, gén. preatos (hom. freiéap) « puits », qui repose sur *bhrë-w-r-/n (freéar) et qui a un correspondant exact en arménien albiwr (de *blewar < *bre.-w-r) «source ». La racine est bien représentée dans le vocabulaire latin : c'est celle de feruere « bouillir, bouillonner » (cf. v.irl. berbaim « id. ») et aussi de defrûtum « vin cuit ».

Or, ce nom, attesté par le grec et l'arménien, *bhrewr-, ne pouvait aboutir en latin qu'à *freuor- > *frur-. Mais, à la différence du premier r de rursus (*re-uorso-) renforcé par sa position à l'initiale, ou de celui de promis que l'évidence de la formation rendait inamovible, celui de *frur- était exposé à l'altération. Dans un environnement comparable bien que plus complexe, celui de *trab-er-na a disparu (taberna « cabane, boutique »). Celui de *frur- pouvait ou bien avoir le même sort, ou bien, par métathèse, donner *furr- (nom. *fur ; gén. *furris). Ce mot n'existe pas. On peut penser qu'il a existé (peut-être l'homophonie du nominatif avec celui de fur « voleur », tout autrement constitué : cf. grec fwr. id. », a-t-elle contribué à le faire disparaître au profit du nouveau puteus?) et qu'il survit dans son dérivé devenu incompréhensible aux Romains eux-mêmes, Furrina, le nom de la déesse dans laquelle nous sommes portés à reconnaître, pour les raisons développées plus haut, une patronne du travail de creusement des puits.

Peut-être, d'ailleurs, à partir de cette valeur étymologique, Furrina avait-elle reçu une valeur plus générale, qui justifierait à la fois son ancienne importance attestée par l'existence du flamen Furrinalis, et son effacement ultérieur : les puits sont le moyen d'exploitation, de révélation même d'une espèce particulière d'eaux, des eaux invisibles, souterraines, qui ne « sortent » pas d'elles-mêmes. A côté donc de Neptune, maître des eaux naturellement patentes depuis leur source jusqu'à la mer et par-delà, Furrina a pu régenter les eaux secrètes, accessibles à la seule industrie des hommes. Elle aurait ainsi équilibré Neptune - d'où la conjonction des fêtes des 23 et 25 juillet -, mais dans un équilibre que l'évolution, la mue de Neptune en un Poséidon romain, aurait rompu. Déjà en possession de toutes les eaux de surface, douces et salées, Neptune aurait annexé la dernière province de «son » élément, les eaux contenues dans les poches du sous-sol, ne laissant à Furrina, aux Furrinae qu'une position subordonnée comme celle de Fons, quelques tabourets de nymphes. Mais alors que le dieu Fons, éventuellement les dieux Fontes, bien défendus par la limpidité de leur nom, ont toujours été compris comme le patron des sources ou les patrons de telles ou telles sources particulières, Furrina, puis les nymphes Furrinae, coupées de leur support étymologique, a été, ont été finalement réduites au mystère de leur nom (5).

Fons ne pouvait pas ne pas apparaître dans ce contexte : la source et le puits ne se distinguent que comme la nature et l'artifice. Pourtant, dans les rites du férial, Fons et Furrina ne s'articulent pas : les Fontinalia viennent plus tard, le 13 octobre. Sans doute est-ce parce que c'est cette saison tardive qui ramène normalement l'abondance des eaux, compromise au temps de la Canicule où se creusent les puits. Les propositions qui viennent d'être faites justifieraient l'éloignement des deux dates, posant une complète hétérogénéité entre les intentions des deux fêtes malgré leur commune matière première : les Furrinalia concerneraient la fabrication industrielle des ouvertures par lesquelles les eaux intérieures seront, de force, tirées à la lumière; les Fontinalia concerneraient le débit des ouvertures naturelles et aussi, par une extension facile à comprendre, la montée naturelle de l'eau dans les ouvertures artificielles : ce jour-là, in fontes coronas iaciunt et puteos coronant (Varron, De ling. lat., 6, 22), on jette des couronnes sur les sources et on couronne la margelle des puits.

I. Tout ce que Varron peut dire d'elle, De ling. lat., 6, 19, est ceci : cuius dea nonos apud antiques, nom et sacra annua et flamen attributus ; nunc uix nomen notum paucis.

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Notes de renvoi

I. L'unité du domaine liquide était généralement reconnue dans l'Antiquité; aussi toutes ses variétés ont-elles même patron et souvent même origine; cf. Iliade II, 196-197, où il est dit d'Océan :

ex ouper pantes potamoi kai pasa (Th)alassa

kai pasai krenai kai greiata makra naousin

2. Bon article de G. Wissowa dans la Real-Encyklopädie de Pauly-Wissowa, VII, 1912, col. 382-383. Voir réf. dans S. B. Flatner (et Th. Ashby), A Topographical Dictionary of Ancient Rome, 1927 (= 1965), p. 318. Les inscriptions trouvées depuis le début de ce siècle vocalisent en o : Genio Forinarum, datif pi. (-exçde -ais;) numges forrines.

3. Même si le pluriel Fontibus ne renvoie pas à « l'ensemble des sources », mais à un groupe particulier de sources, Wissowa, Religion und Kultus der Römer, 2e éd., 1912, p. 221, n. 2.

4. rr est garanti par les calendriers sur pierre. La tradition manuscrite a tantôt rr, tantôt r.

5. I. Tout ce que Varron peut dire d'elle, De ling. lat., 6, 19, est ceci : cuius dea nonos apud antiques, nom et sacra annua et flamen attributus ; nunc uix nomen notum paucis.

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PS JC Even : les graphies grecques ne sont pas assurées par notre clavier et demandent à être vérifiées et corrigées.

Bibliographie

* Georges DUMEZIL : Fêtes romaines d'été et d'automne. Éditions Gallimard. NRF.  1975. Deuxième édition. 1986.

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