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Deuxième partie

 

3. Analyses et commentaires des textes

 

             La Bretagne bleue armoricaine.

            Cette analyse est induite par le chap. XIX de Merlin l'enchanteur, qui dit à propos de Guenièvre de Carmélide : "...elle était la plus belle femme qui fût alors en Bretagne Bleue ...".

            Or, le cas de Guenièvre est directement lié à celui de la Carmélide et au contexte purement continental à la fois des assaillants, de l'existence d'un territoire breton sur le continent, et de Brocéliande. Il y a donc antinomie entre ces deux thèmes puisque nous venons de voir que la Bretagne Bleue authentique correspond bien à la Grande Bretagne. S'agit-il de notre nœud gordien ?

 

 

            Essai de localisation, selon les indications des Romans.

            Enfances de Lancelot du Lac.

            - chap I : " En la marche de Gaule et de Petite Bretagne, il y avait anciennement deux rois ... L'un avait nom Ban de Bénoïc et l'autre Bohor de Gannes... Le roi Ban avait pour ennemi mortel son voisin Claudas..."

            - chap III : Bénoïc se trouve en France (c'est-à-dire, à cette époque, dans un pays de Gaule romaine sous contrôle franc). (1)

            - chap. XV. Prise de Claudas : Claudas évoque ' sa cité de Bourges'. (2)

 

            Merlin l'Enchanteur.

            - chap XI : Départ d'Arthur pour la Carmélide, pour se mettre incognito au service de Léodagan, roi de Carohaise en Carmélide, ennuyé par son voisin Claudas de la Terre Déserte (depuis 7 ans; chap XIX). Ban de Benoïc et Bohor de Gannes, tous deux rois en la Petite Bretagne, accompagnés de leur frère Guinebaut, viennent à Londres à la rencontre du Roi Arthur. (3)

            - chap XII : Merlin en Romanie : Merlin quitte la Bretagne bleue pour aller en Romanie. Il y rencontre l'empereur Jules César. (4)

          - chap XVI : La querelle : Arthur est parti depuis la mi-carême pour le royaume de Carmélide. (5)

            - chap XIX : Guenièvre de Carmélide : " ...elle était la plus belle femme qui fût alors en Bretagne bleue..."

            - chap. XXXV: Merlin et Viviane : Merlin va en Petite Bretagne quérir les chevaliers fidèles du Roi Arthur pour aider celui-ci à combattre les Saines (6). Il est reçu par Léonce de Payerne, régent du royaume de Benoïc. Il lui dit : "... qu'il lui fallait passer la mer avec autant de troupes qu'il lui serait possible ... afin d'aider le roi Arthur à chasser les Saines ... Puis il vint au royaume de Carmélide dont les barons résolurent de se rendre également aux plaines de Salibery. Enfin il obtint l'aide du roi de Lamballe... et se rendit en la forêt de Brocéliande."

            - chap XXXVI : Guerre aux Saines. Sont présents Ban de Benoïc, Bohor de Gannes, Léodagan de Carmélide et d'autres princes de la Petite Bretagne.

            - chap XXXIX : Le château des Mares : " Ils passèrent la mer ... et chevauchèrent tant qu'ils arrivèrent en la cité de Benoïc. ... puis Merlin va voir Viviane en la forêt de Brocéliande.

            - chap XLII : Le Saint Graal, qui a recueilli le sang de N.S Jésus-Christ, a été transporté dans la Bretagne Bleue. (7)

            - chap XLVI : Le géant (monstre) qui avait son repaire, en Petite Bretagne, sur une montagne entourée de mer, et qu'on appelle maintenant le mont Saint-Michel au Péril de la Mer... Le rocher voisin s'appelle la Tombe Elaine. (8)

 

            Identifications.

            Dans ces poèmes consacrés aux Enfances de Lancelot du Lac et à Merlin l'Enchanteur le nom global du pays où se trouvent la Carmélide (pays où se trouve Carohaise), Carohaise (domaine de Léodagan), Bénoïc (domaine de Ban), Gannes (domaine de Bohor), voisins du domaine de Claudas, etc, désigne sans contestation possible la Bretagne d'Armorique. Les propos sont parfaitement clairs.

            Pour ce qui concerne la première partie du nom : Bretagne, il n'y a en apparence aucune difficulté d'interprétation, à condition cependant de ne pas mélanger les contextes géographiques ni les époques. En effet, on peut trouver une quantité non négligeable de toponymes Bretagne (avec ses dérivés), dans tout le nord de la Gaule, et particulièrement en Basse et en Haute Normandie, en Picardie, aussi bien que dans le voisinage de l'Ile de France. Mais il ne s'agit là que d'implantations éparpillées, à des époques et dans des contextes différents, qui n'ont entre elles aucune forme de cohésion territoriale, politique, ni même militaire. Elles n'ont pas eu pour vocation de supplanter aux autorités locales une quelconque autorité bretonne. Elles n'ont pas eu pour effet d'imposer le nom de Bretagne à l'ensemble de ces pays qui ont conservé leurs noms (9).

            Il en va différemment pour le pays qui s'appelle Bretagne, pays où se trouvent les Bretons. Ici, le nom Bretagne a supplanté les anciens noms, ou les a fait passer au second plan. En Bretagne, il y a entité territoriale homogène, établie sur plusieurs districts gaulois formant un ensemble et où il y a, dès sa création par Maxime en 385, des compétences politiques parfaitement établies (10). Cette entité n'est absolument pas en contradiction avec des établissements extérieurs à elle et disséminés, car les fonctions sont différentes. Ce cas est parfaitement comparable à celui de Burgondia (Bourgogne), ou Francia (France), ou encore Allemania qui a donné de nombreux toponymes en Allemagne, ou même de Mauritannia qui a donné plusieurs noms de lieux en Mortagne (11).

            Il se trouve que nous connaissons trois appellations pour la Bretagne armoricaine :

            - la forme latine Brittannia (minor), qui a évolué en Bretanie (qui a donné la forme anglaise Brittany), puis Bretaigne, puis Bretagne; Ce nom désigne le secteur de la Gaule armoricaine occupé par les Bretons.

            - la forme Breiz(h), qui est en langue bretonne moderne le nom de la Bretagne armoricaine, et qui provient de l'évolution en Brittia de la racine Brit- de Britannia. (12)

            - la forme gauloise latinisée Letavia, qui a donné le nom gallois moderne de la Bretagne armoricaine : Llydaw. Nous trouvons d'ailleurs ce nom en association avec Bretagne dans des documents du Haut Moyen-âge : Breatan Letha, Breatain Letha (13), ou encore simplement sous la forme Litau. Léon Fleuriot apporte plusieurs gloses des noms dérivés de Letavia : Létania, Letauia, Litiani, Litauii, Liticiani, Litigiani, Litiani. (14)

            Il a été proposé que Létavia signifiait en celtique littoral, probablement à partir d'une analyse en let-, pour lez- = près de, et -av = eau. Cette hypothèse a fait long feu, car les étymologistes sont désormais unanimes pour reconnaître que ce nom dérive d'une racine indo-européenne *Pl°tùs > *Lit-, désignant d'une façon générale ce qui est large, ce qui est plat. Cette double signification provoque cependant curieusement une divergence fondamentale d'interprétation.

            Certains chercheurs privilégient la version large, en se rapprochant du sanskrit *pr°thùs : large, vaste, étendu, grand, opulent, gigantesque, ample, abondant..., à la recherche d'un sens transcendantal, à savoir ce qui est Grand, ce qui est Supérieur, à savoir un thème divinisé de la Terre elle-même. Ce thème est directement issu du sanskrit *pr°thvi- : terre, et *pr°thivi- : Terre personnifiée, avec flexion en *pl°thvi- et *pl°thivi- > - Let-. En corollaire, ils pensent que pour les Bretons insulaires de l'Antiquité, Letavia représente le Continent, c'est-à-dire la Grande Terre, par opposition aux proportions plus modestes de leurs propres îles (15). Le problème est que cette interprétation est d'époque moderne, donc a-postériori, qui n'est pas confirmée dans les textes anciens.

            Aucun document celte, continental ni insulaire, n'a laissé entrevoir une appellation en *Pr°thv- du continent à l'époque antique. Celle-ci n'apparaît, justement, qu'avec l'implantation des Bretons insulaires sur le continent. Cette interprétation a donc laissé libre cours à la recherche de cette entité bretonne du continent un peu partout en Occident, depuis la Germanie, jusqu'aux Alpes, et même jusqu'à la pointe extrême occidentale de l'Espagne (16). Parce qu'elle est purement mystique et irrationnelle, cette interprétation a eu pour conséquence de rendre totalement opaque et sans issue la recherche de cette entité bretonne continentale.

            L'autre interprétation, comme nous allons le voir, est beaucoup plus pragmatique, rationnelle, et réaliste, même si l'aire de départ est bien plus modeste. La recherche de l'identification entre la Létavia et le Léon armoricain a permis de réaliser un pas énorme dans cette recherche (17). Car en effet, la caractéristique géomorphologique du Léon est d'être un pays plat, par comparaison aux pays de collines qui le bloquent de tous côtés, depuis le pied des Monts d'Arrée jusqu'à la mer, et constitue une confirmation du sens Pays Plat donné par cette racine. A notre époque, les géographes reconstituent sans s'en rendre compte un doublet en identifiant le Léon sous le nom de Plateau léonard. La racine -let- se retrouve dans de nombreux toponymes anciens d'origine indo-européenne, pour désigner à la fois ce qui est plat, et, en corollaire, ce qui est plat et marécageux : Arelate / Arles < are-late = (la ville) en face de la plaine marécageuse (la Camargue); Lutecia, ville située dans une courbe marécageuse (méandre) et plate de la Seine; Latium, basse vallée marécageuse du Tibre; Letocetum, forteresse romaine en Ile de Bretagne (une simple observation des lieux, sur une carte et in situ, prouve qu'il s'agit d'un plateau boisé, et désigne la forteresse située sur ce plateau boisé).

            D'autre part, la relation entre le gallois Llydaw et le breton Léon / Létavia est géographiquement directe, puisque toutes les plus anciennes vies des Saints font débarquer ceux-ci précisément dans le Léon (St Ronan, St Brieuc, St Pol, St Tudgual, St Goueznou, etc). (18)

            Or, nous avons la preuve qu'à l'époque de la rédaction des Romans, le nom de ce pays, Létavia, n'était plus compris par les scribes. En effet, dans la Vie de Saint Brieuc, écrite au 11ème siècle par un clerc anonyme d'Angers, la Létavia est traduite en Latium, provoquant ipso facto la confusion avec le Latium d'Italie. (19)

            Pour mémoire, le cas de Letocetum, en Grande Bretagne, est tout aussi criant. Alors même que Bède, au VIIIè siècle, donne encore Licidfelth et Lyccitfeldensi, dans lesquels Le(t)-cet est encore parfaitement visible, désignant un bois dans une plaine ou sur un plateau, ce nom a été interprété, puis re-traduit en gallois moderne en Llwydcoed = bois gris, par simple rapprochement, par le biais de l'importation d'une diphtongue -wy-, avec le mot llwyd = gris. Ce mot gallois llwyd est issu d'une racine indo-européenne *pelitos > *pleitos = gris, gris clair. Le breton utilise de même loued, pour désigner le moisi, qui est de couleur grise. Il y a donc, de façon flagrante, confusion au niveau des racines indo-européennes proches l'une de l'autre, mais qui n'ont pas pour autant le même sens : *Pleit-os / *Pl°t-ùs. Ceci permet d'évacuer l'interprétation du Bois Gris, qui n'est manifestement qu'une confusion qui ne veut pas dire grand chose, pour ne conserver que l'idée de pays plat. Voir développement au paragraphe consacré à la Bretagne bleue insulaire.

            Pour réussir à comprendre l'appellation Bretagne bleue, désignant la Bretagne d'Armorique dans le Roman de Merlin, et qui est le résultat d'une confusion magistrale des historiens et écrivains du Moyen-age, il convient d'analyser aussi la ou les racines possibles du nom de la couleur bleue. Xavier Delamarre fait apparaître une racine : *sliwos , signifiant bleuâtre, qui se retrouve dans le latin lividus, ' livide, bleuâtre', et livor < *(s)li-wos- 'couleur bleuâtre', dans le Vieil-irlandais li, dans le gallois lliw, dans le breton liou, signifiant 'couleur', dans le slovène slîv ' bleuâtre', dans le russe sliva signifiant ' prune', dans le Vieux haut allemand slêha 'prune'. Joseph Loth donne pour le latin *li-veo, *liv-or, liv-idus, un thème *pli-vo, dont le p initial a chuté. (20)

            Autrement dit, nous avons enfin l'explication de la raison qui a fait que les scribes ou les compilateurs ont bel et bien traduit un nom dont ils avaient perdu le sens, -Lit-av-, en recherchant de façon aberrante un nom ou un mot présentant des similitudes. Et il y a effectivement similitude, pour des gens mal informés, entre les mots gallois Lliw = couleur (bleuâtre), et Llydaw après une flexion supposée du d pour donner Lli'aw, par imitation des flexions coutumières en langues celtiques. Dans le cas de Letocetum, nous l'avons vu, le cas flagrant, la racine Let- = plat a été traduite en llwyd = couleur grise.

            Un report au dictionnaire english-welsh permet de voir qu'il y a une similitude de traduction entre glas et llwyd, car l'anglais grey peut se traduire tant en llwyd, llwydwyn, qu'en glas, et à l'inverse, le gallois glas peut se traduire en blue, et green grey. Le dictionnaire cornish-english offre même davantage de possibilités, puisque pour le seul mot glas il propose : blue, green, grey, glaucus, pale.

            Et pour le breton ? Le Dictionnaire breton-français, de Roparz Hémon, donne la réponse suivante :

Glas = vert; bleu; gris; blême; blafard; livide; pâle...

autrement dit, toutes les possibilités données par les racines indo-européennes *pl°tus, *pleitos, *sliwos !

            La leçon à tirer est donc que dans le cadre des Romans, qui ne manquent pas de traductions abusives et fantaisistes tant sur les lieux que sur les personnages, on a parfaitement pu traduire également de façon aberrante la racine let- , qui veut dire plat, aussi bien en gris qu'en bleu !... et cela conduit à la conclusion que dans le cas de la Bretagne Bleue d'Armorique, nous sommes donc en présence d'un doublet issu d'une confusion, lui-même déformé et devenu totalement incompréhensible au gré du temps et des poètes, qui nous apporte la réponse à la question :

Britannia Letavia interprétée en Britannia Li(vi)d-a

ß

Breatan Lé(th)a interprétée en Britain Glas

ß

Bretagne d'Armorique / Llydaw = Bretagne Bleue

notes :  Bretagne bleue armoricaine

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