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Énigme

 


L'énigme à propos de la destinée des légions bretonnes de Maxime.

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   L'épopée, puis l'échec de l'expédition de Maxime, engendre un phénomène qui ne manque pas d'attirer l'attention des observateurs de l'époque, aussi bien que des historiens actuels.

   La paix étant rétablie, on aurait dû, en effet, voir revenir chez elles les légions de Bretagne, comme cela était de coutume après les amnisties. Or, le problème est que, justement, les soldats bretons ne sont pas revenus en Bretagne. Certains disent qu'ils seraient tous morts à la guerre. D'autres, en s'appuyant sur des raisons parfois fort différentes sinon opposées, disent que nos soldats sont désormais installés en Armorique, où ils sont en train de créer une seconde Bretagne, une Petite Bretagne. On dit aussi que pour pouvoir repeupler ce pays de leur race, ils ont demandé à ce qu'on leur envoie des femmes de Bretagne.

   Voici donc, hormis l'interprétation de Geffroy de Monmouth, les indications qui servent de base à notre étude :

* Pacatus, XII.45 : "... le pardon s'étendit à tous les autres..." ; "... Tous furent rendus à leur maison, tous à leur femme et à leurs enfants..."

* Gildas, 14.1 : "... sa noble jeunesse qui a suivi au commandement la trace du tyran précité, partie de chez elle sans jamais y revenir..."

* Bède, 1.9 : "... A ce moment, cependant, Maximus, un homme capable et énergique, bien bâti pour être empereur si son ambition ne l'avait poussé à rompre le serment d'allégeance, fut élu empereur par l'armée en Bretagne, presque contre son désir, et passa en Gaule à sa tête..

".... En peu de temps cependant, (Théodose) regagna l'empire et, prenant au piège le despote Maxime à Aquilée, le captura et le mit à mort."

* Nennius, 27 : "II (Maxime) refusa de renvoyer en Bretagne à leur femme, enfants et pays, les soldats qui l'avaient accompagné, mais leur donna de nombreux districts depuis le sommet du mont Jovis jusqu'à la ville de Quentovic, et jusqu'aux confins de l'Occident, où se trouve Cruc Ochidient. Car les Bretons d'Armorique, qui sont outremer, y arrivèrent avec le tyran Maxime en campagne et, depuis, refusèrent de rêve".

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   A partir de ces données, en analysant chacun des textes, en regroupant les doubles emplois et en supprimant les passages trop empreints des états d'âme des auteurs, on peut en dégager le canevas chronologique suivant :

—  Première partie : Le départ des soldats bretons.

   "Maxime, un homme capable et énergique, bien bâti pour être empereur ... fut élu empereur par l'armée de Bretagne... ... il passa en Gaule à la tête ... ... de sa noble jeunesse qui a suivi au commandement la trace du tyran... ... les Bretons ... allèrent avec le tyran Maxime..."

—   Deuxième partie : Le non-retour des soldats bretons.

   "Maxime refusa de renvoyer en Bretagne ,.. les soldats qui l'avaient accompagné...  ... partie de chez elle sans jamais y revenir... ... les Bretons ... refusèrent de revenir (en Bretagne)..."

— Troisième partie: Où sont restés les Bretons ?

   "... les Bretons d'Armorique..."

   "... (Maxime) leur donna de nombreux districts ; depuis le sommet du mont Jovis jusqu'à la ville de Quentovic et jusqu'aux confins de l'Occident, où se trouve Cruc Ochidient..."

   Propos tenus par Maxime au chef breton Conan, selon Geffroy de Monmouth, V.12 :

   "... Je te ferai roi de ce pays. Ce sera une seconde Bretagne et, une fois que nous aurons éliminé tous les indigènes, nous le peuplerons de notre propre race."

— Quatrième partie: L'amnistie de Théodose.

   "... le pardon s'étendit à tous les autres...   "...Tous furent rendus à leur maison, tous à leur femme et à leurs enfants..."

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   En résumé, et pour être concret, voici l'interprétation globale qui me semble la plus honnête, la plus objective et la plus rationnelle :

   Maxime, après avoir été élu empereur par l'armée de Bretagne, passe en Gaule et s'empare du pouvoir en Occident. Une fois maître, il gratifie les soldats bretons qui l'ont accompagné de domaines et d'un royaume en Armorique. Quand par la suite Théodose a repris le pouvoir, celui-ci décrète l'amnistie, qui a pour effet de confirmer les Bretons d'Armorique dans leurs propriétés et dans leur royaume de cette contrée. Les Bretons sont donc installés en Armorique par gratification impériale de Maxime, en 384, confirmée par Théodose, en 388.

   Les arguments ne manquent pas pour comprendre ces dispositions favorables vis-à-vis des soldats bretons : leur valeur militaire, la nécessité de repeupler cette partie du nord-ouest de la Gaule, le désir d'éviter qu'il ne leur vienne à nouveau l'idée de faire d'autres proclamations impériales et le fait que ces Bretons étaient probablement chrétiens, au moins en grande partie, comme l'étaient Maxime et Théodose.

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Nennius. 

Historia Brittonum

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Chap. 27 : 

   " Septimus imperator regnavit in Brittania Maximianus. Ipse perrexit cum omnibus militibus Brittonnum a Brittannia, et occidit Gratianum, regem Romanorum, et imperium tenuit totius Europae, et noluit dimittere milites, qui perrexerunt cum eo, ad Brittanniam, ad uxores suas et ad filios suos et ad possessiones suas, sed dedit illis multas regiones a stagno quod est super verticem Montis Jovis usque ad civitatem quae vocatur Cant Guic, et usque ad cumulum occidentalem, id est Cruc Ochidient.

   Britones namque Armorici, qui ultra mare sunt, cum Maximo tyranno hinc in expeditionem exiuntes, quoniam redire nequiverant, occidentales partes Galliae solo tenus vastaverunt, nec mingentes ad parietem vivere reliquerunt, acceptisque eorum uxoribus et filiabus in coniugium omnes earum linguas amputaverunt, ne eorum successio maternam linguam disceret; unde et nos illos vocamus in nostra lingua Letewicion, id est semitacentes, quoniam confuse loquuntur. 

   Hi sunt Brittones Armorici, et numquam reversi sunt hucusque in hodiernum diem. Propter hoc Brittannia occupata est ab extraneis gentibus et cives expulsi sunt, usque dum Deus auxilium dederit illis.

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Traduction anglaise par John Morris. Éditions Phillimore.


   " The seventh emperor to reign in Britain was Maxim(ian)us. He went forth from Britain with all the troops of the British and killed Gratian, the King of the Romans, and held the empire of all Europe. He refused to send the soldiers who had gone forth with him back to Britain, to their wives and childrens and lands, but gave them many districts from the lake on the top of Mount Jove to the city called Quentovic, as far as the Western Mass, that is the Western Ridge.

   For the Armorican British, who are overseas, went forth there with the tyrant Maximus on his campaign, and, since they were unwilling to return, they destroyed the western parts of Gaul to the ground, and did not leave alive those who piss against the wall. They married their wives and daughters and cut out their tongues, lest their descendants should learn their mothers' tongue. That is why we call them in our language 'Letewicion', that is, half-dumb, because their speech is muddled.

   They are the Armorican British, and they never came back, even to the present day. That is why Britain has been occupied by foreigners, and the citizens driven
out, until God shall give them help".

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Traduction française de Léon Fleuriot, "Origines de la Bretagne".


   " Un septième empereur régna en Bretagne, Maximianus. Celui-ci quitta la Bretagne avec tous les soldats des Bretons et tua Gratien le roi des Romains et il  tint le gouvernement de toute l'Europe. Il ne voulut point renvoyer les soldats qui partirent avec lui vers leurs épouses,  à leurs enfants et leurs propriétés, mais il leur donna beaucoup de régions depuis l'étang qui est au sommet du Montjou (Montis Jovis) jusqu'à la cité appelée Cantguic (Quentovic, Etaples), jusqu'au sommet Occidental (id est Cruc Ochidient).

   Les Bretons Armoricains, partis avec Maxime en expédition, comme ils ne pouvaient retourner, dévastèrent jusqu'au sol les régions de la Gaule, et prenant les filles (des Gaulois) en mariage, ils leur coupèrent à toutes la langue afin que leur postérité n'apprît la langue maternelle; de là dans notre langue nous les appelons Letewicion, c'est-à-dire les demi-muets, car ils parlent confusément".

   Ceux-ci sont les Bretons Armori cains et jamais ils ne sont retournés jus qu'à aujourd'hui; à cause de cela la Grande-Bretagne fut occupée par les nations étrangères et les citoyens ont été expulsés jusqu'à ce que Dieu vienne à  leur secours".

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Repères géographiques proposés par Léon Fleuriot :

- Mont/s Jovis : le Grand Saint-Bernard, sommet des Alpes Pennines, autrefois appelé Montjou, Montgeu. Altitude : 3 470 m.

- Cant Guic : Etaples, chef-lieu de canton du Pas-de-Calais, à l'embouchure de la Canche.

- Cruc Ochidient : Menez-Hom ; haute colline arrondie à l'entrée de la presqu'île de Crozon, sur la rive sud de l'embouchure de l'Aulne.

Traduction de Jean-Claude Even :


   " Le septième empereur qui régna en Bretagne fut Maximianus. Il quitta la Bretagne avec l'ensemble des soldats bretons, tua Gratien, le roi des Romains, détint le pouvoir sur l'ensemble de l'Europe et refusa de renvoyer en Bretagne les soldats qui étaient partis avec lui, à leurs femmes et à leurs enfants, ainsi qu'à leurs propriétés, mais leur donna de nombreux territoires depuis l'étang qui se trouve super verticem du Mont Jovis jusqu'à la cité que l'on nomme Cant Guic, et jusqu'au sommet occidental, qui est Cruc Ochidient.

   En effet, les Bretons Armoricains, qui sont de l'autre côté de la mer, partirent d'ici en compagnie de Maxime lors de ses expéditions et, étant dans l'impossibilité de revenir, dévastèrent jusqu'au sol les parties occidentales de la Gaule, sans laisser vivants ceux qui trouvaient à s'en plaindre (1), s'emparèrent (2) de leurs femmes et de leurs filles, après leur avoir coupé la langue a toutes, de façon à ce que leurs descendants ne connaissent pas la langue de leurs mères; c'est pourquoi nous les appelons dans notre langue 'Letewicion', ce qui veut dire a demi muets, car leur façon de parler est confuse.

   Ceux-ci sont les Bretons Armoricains, et ils ne sont jamais revenus jusqu'à ce jour. C'est à cause de cela que la Bretagne fut occupée par les nations étrangères et que les citoyens en furent expulsés, jusqu'à ce que Dieu ne leur vienne en aide".

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1.- La traduction littérale serait : "... ceux qui pissaient contre le mur...". Il s'agit à l'évidence d'une formule populaire pour désigner les mécontents ou les rebelles.
2. - in coniugium signifie en fait : "en mariage". Drôle de mariage qui consiste à commencer par couper la langue des femmes. A mon avis, c'est plutôt un enlèvement en vue d'un viol.

Traductions possibles de "super verticem" :

- près (du sommet);
- au (sommet);
- au nord du sommet ;
- à la verticale du sommet ;
- au-delà de; plus loin que.

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